Vivons-nous une épidémie d’égo surdimensionnés ?
L’égo – estime légitime de soi – constitue notre signature personnelle, notre manière d’être, notre personnalité « les forces internes et les pulsions qui nous gouvernent, précisait le Pr Laurent Schmitt (Service universitaire de psychiatrie et de psychologie médicale, CHU de Toulouse) lors d’une séance à l’Académie nationale de médecine (22/10/24). Lorsque l’égo est équilibré, il permet de mobiliser un ensemble de compétences : la capacité à contrôler les impulsions, à faire preuve d’empathie, de réciprocité, à comprendre les pensées des autres, et à faire face aux épreuves de la vie. Cependant, l’ego peut être fragilisé par divers facteurs tels que des traumatismes, des maladies physiques majeures ou des handicaps, ou encore des carences émotionnelles. »
L’égo surdimensionné, une pathologie narcissique
Sur un plan plus scientifique, le trouble de la personnalité narcissique est bien décrit. Il inclut une estime de soi exagérée, des fantasmes de succès illimités, un besoin excessif d’être admiré, un manque d’empathie et, surtout, une tendance à exploiter autrui pour des fins personnelles. « Ces personnalités constitueraient 1 % à 6 % de la population, chiffre Laurent Schmitt, distinguées en trois sous-types principaux : les narcissiques hautains (en quête d’admiration), les narcissiques timides (qui semblent réservés mais possèdent une haute opinion d’eux-mêmes) et les narcissiques brillants et très maîtrisés, souvent présents à des postes de grande responsabilité. »
Comment les repérer ? Il existe différents outils pour évaluer le narcissisme, mais le plus courant est l’inventaire des personnalités narcissiques ou IPN.
La génétique, la biologie et le social, au-delà des facteurs psychologiques pour expliquer l’égo surdimensionné
Jusqu’à présent, la compréhension des troubles de la personnalité était essentiellement centrée sur une approche « psychogénétique », c’est-à-dire sur les éléments psychologiques pour expliquer le narcissisme. Mais les travaux les plus récents apportent de nouvelles données. « En génétique, bien que peu concluants, explique le psychiatre, certains travaux ont toutefois identifié des éléments liés au gène du récepteur de la dopamine ou des catécholamines. » En revanche, « la biologie fournit des éléments plus parlants : on observe des anomalies dans la réactivité au stress et la sécrétion de cortisol. D’autres études montrent une augmentation de la testostérone et soulignent le rôle important de la dopamine dans la recherche de sensations. De nombreux individus souffrant de pathologies narcissiques développent d’ailleurs des addictions à la cocaïne, un stimulant majeur de la dopamine. »
Quand les neurosciences explorent le narcissisme
Les neurosciences ont identifié plusieurs réseaux neuronaux impliqués dans le narcissisme. Le « réseau de saillance », comprenant des régions cérébrales (cortex cingulaire, insula…), joue un rôle central dans l’empathie, dans la perception des émotions et les relations entre individus. Or, les personnalités narcissiques manifestent souvent un manque dans ces trois dimensions. Par ailleurs, un autre réseau est concerné : le « réseau du mode par défaut » (celui qui s’active quand on laisse libre cours à ses pensées ), impliqué dans les relations intra-personnelles, la perception de soi. « De récentes publications scientifiques mettent en évidence des anomalies au niveau de ces réseaux neuronaux chez les personnalités narcissiques et certains de leurs traits », souligne-t-il.
La société favorise-t-elle les égos surdimensionnés ?
Les données psychodynamiques récentes et sociales contribuent également aux personnalités narcissiques. Les failles narcissiques (attentes exagérées, instrumentalisation des autres, perversions…) apparaissent généralement à la suite d’événements traumatiques, de difficultés éducatives ou de maladies graves, mais peuvent également résulter de facteurs sociaux. Dans certains pays à hauts niveaux de revenus ou certains groupes d’individus, on a identifié la « triade noire » (association de traits narcissiques, du machiavélisme et de la psychopathie). Ces personnes se trouvent souvent aux limites des règles sociales, adoptant des comportements qui défient les conventions.
La dimension sociale existe. Par exemple, en Scandinavie, on trouve un ensemble de codes sociaux appelés la « loi de Jante ». Ces principes, transmis au sein des familles et l’éducation, enseignent qu’il ne faut pas chercher à se mettre en avant, qu’il faut rester conforme à la norme sociale, coopérer… Cette loi valorise la modestie et le collectif plutôt que l’individualisme. A l’opposé, dans certains pays, il existe parfois une programmation familiale visant à intégrer les « castes invisibles » : préparer les enfants à entrer dans des établissements éducatifs prestigieux, les inscrire à des rallyes sociaux, permettant aux jeunes de nouer des relations dans des milieux influents. Par ailleurs, « les réseaux sociaux, tels qu’Instagram, contribuent à cette dynamique », souligne l’expert.
Une épidémie de personnalités narcissiques ?
Une question se pose alors : assiste-t-on à une inflation des personnalités narcissiques ? Plusieurs travaux récents, par exemple, signalent une augmentation significative de ces traits de personnalité au fil des décennies, commente le Pr Schmitt, ce qui pose la question d’une participation de la dimension sociale. » Une étude de 2018 ** a comparé les traits narcissiques de personnes ayant grandi en Allemagne de l’Est avec celles ayant grandi à l’Ouest. Les premières affichent des traits narcissiques moins marqués, suggérant là aussi une influence sociale sur la formation de ces traits.
Que peut faire la médecine ?
Les personnalités narcissiques présentent souvent des comorbidités avec d’autres troubles de la personnalité ou des pathologies mentales, comme la dépression, le risque suicidaire, ou encore des addictions à l’alcool et aux stimulants. Une prise en charge médicamenteuse (antidépresseurs, régulateurs de l’humeur, anxiolytiques, antipsychotiques…) sur des durées limitées peut s’avérer utile en complément d’une psychothérapie. Mais pour que celle-ci porte ses fruits, trois conditions doivent être réunies : la personne doit reconnaître l’existence de son trouble (ce qui est rare !), être demandeuse de soins, généralement à la suite d’épisodes dépressifs ou des moments difficiles, et former avec le psychiatre une véritable alliance thérapeutique.
* DSM5 : Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux et des troubles psychiatriques de l’Association américaine de psychiatrie
** Vater A, et al. PLoS One. 2018 Jan 24;13(1):e0188287.